La bien-pensance écologiste et le réformisme

Réflexions personnelles après le passage de Yann Arthus Bertrand et Cyril Dion sur un plateau télé pour présenter leurs films respectifs: "Human" et "Demain".
Un exemple récurrent dans la campagne de l'écologie prétendument apolitique, celui des appareils que nous gardons en veille et qui nécessitent dès lors, selon nos compères, le fonctionnement de 2 centrales nucléaires (?!).
S'il est évident que la bonne volonté de chacun résorberait ce gaspillage et la pollution associée, il serait certainement plus efficace et moins naïf de légiférer sur la conception des appareils eux-mêmes.
Pour la télé par exemple il suffirait d'y imposer un bouton on/of coupant toute alimentation et d'obliger le téléspectateur à se lever pour allumer ou éteindre, ce qu'il a fait durant plus d'un demi siècle et ce qu'il ferait de toute façon s'il éteignait sagement en fin d’usage comme préconisé.

Même constat pour le tri: une législation intelligente permettrait de réduire considérablement la quantité et la nocivité des emballages, pareil pour tous les consommables, les jetables, l'obsolescence programmée etc... Mais ce serait aller à l'encontre du dogme libéral qui ne supporte pas l'ingérence de l'État dans la gestion de l'entreprise. Cette situation est donc de toute évidence d'ordre politique... et les multiples tentatives de culpabiliser le quidam aussi. "Culpabiliser" en effet puisque l'objectif (que tout le monde participe) est inatteignable, méthode bien connue du management.



Autre discours intéressant de nos deux sacristains, celui qui nous explique que la croissance n'est due qu'à l'architecture de notre économie → l'argent étant créé par la dette, elle-même engendrée par la consommation, celle-ci évidemment tributaire de la production qui, elle, a besoin d'argent. La boucle est bouclée. Nulle allusion dans ce discours au rôle de la concurrence et de la loi de l'offre qui poussent mécaniquement à la croissance, de la finance qui l'alimente et d'autres joyeusetés qui garantissent les privilèges et gaspillages ahurissants du "beau linge" de ce monde.



Autrement dit l'idéologie libérale sort indemne de l'analyse alors qu'elle est la source même du système économique qui a engendré le "malaise". Si donc ces documentaires sont d'excellente facture et portent à réfléchir, l'objectif qu'ils poursuivent prête pour le moins à la méfiance. Si la cause principale de la crise écologique n'est pas clairement désignée c'est peut-être, pour ne pas dire surement, afin de la cacher; quoi de mieux pour ce faire que d'intervertir cause et effet?... C'est ainsi que l'on parvient à convaincre certains qu'ils ont le système qu'ils méritent et qu'ils pourraient inverser les choses à la façon du "colibri" de Pierre Rabhi, chacun dans son coin. Le système n'est dès lors plus une cause mais un effet.

Ignorer la cause d'un problème revient à faire le lit de ce dernier; l'ignorance, le déni de cette cause est ici manifeste. Le problème en question relève de l'organisation de la Cité, donc de la politique; faire l'impasse sur cette dimension est intellectuellement malhonnête. La prise de conscience individuelle n'est certes pas à dédaigner mais elle ne saurait en aucun cas, à elle seule, influer sur l'inconséquence du capital.


Ce que le film « Demain » ne vous a pas dit
EMMANUEL WATHELET - 23 Sep 2016

Je voudrais d’abord dire combien les monnaies locales, les potagers urbains, la permaculture, une constitution citoyenne, les pédagogies actives ou encore le respect des salariés dans des entreprises dites « horizontales » sont, pour moi, des initiatives séduisantes. D'ailleurs, j’achète bio, mes enfants sont dans une école Freinet et j’ai fait ma thèse sur l’absence de hiérarchie formelle sur Wikipédia. Mais voilà, il y a un malentendu. Un malentendu répété à l’envi, résumé par le film « Demain » dont le slogan promet de « parcourir le monde des solutions ». Je démontre dans cet article que, non, malheureusement, il n’y a dans ces alternatives aucune « solution » et j’en suis le premier désolé.

Ce qui sous-tend les quelques « alternatives » citées dans le premier paragraphe, c’est l’idée selon laquelle il est possible de changer le monde pas à pas, en partant du quotidien des gens et sans exiger d’eux ni prise de risque, ni sacrifice. Pas étonnant que les spectateurs de Cyril Dion et Mélanie Laurent ressentent à ce point une « positive attitude » après la représentation du film « Demain » !

Cette idée a un nom : le réformisme. La pensée réformiste est la conviction selon laquelle un monde meilleur est possible pourvu que l’on adopte les réformes nécessaires. Elle s’appuie sur l’idée que les défauts du capitalisme peuvent être jugulés en adoptant de nouveaux comportements et en votant de nouvelles lois. Aller au travail en train ou à vélo, consommer bio ou échanger des services sont autant de nouveaux comportements lesquels, agrégés les uns aux autres, produiraient l’inéluctable effet de remplacer le système capitaliste corrompu par un capitalisme « sain ». Dans ce nouveau système, la croissance est garantie par l’énergie verte exigée par les électeurs, de même que les excès de la finance et de la spéculation sont régulés par des hommes politiques courageux. Ainsi, le changement vient des (petites) gens et, par contagion, investit l’ensemble de la société. Merveilleux.

Le problème d’une telle vision est qu’elle occulte complètement l’acteur le plus important de la société capitaliste : le capitaliste lui-même ! Chacune des initiatives citées, poussée au terme de sa logique, s’opposera en réalité frontalement à des intérêts puissants que la perspective exclusivement locale fait oublier. Ainsi, si tout le monde cultive son potager en respectant l’environnement et en produisant ses semences, Monsanto ne vendra plus ni ses OGM, ni son glyphosate. Si les citoyens créent des sociétés de journalistes pour empêcher leurs médias d’être détenus par des milliardaires jouant aux rédac-chefs, c’est Bolloré, Niel, Drahi ou Dassault qui verront rouge (si je puis dire !). Si la fabrication de médicaments devient « open source », que diront Pfizer, Glaxo et consorts ? Pas la peine d’en rajouter, vous avez compris le principe.

L’autre erreur, c’est de croire que tout ça, c’est pour après. Dans une certaine mesure, c’est pourtant vrai : la directive de l’UE interdisant les potagers amateurs était un hoax – ce qui n’implique pas qu’une telle décision serait impensable. Toutefois, la règlementation européenne sur les semences est tellement discriminante que seules les variétés des grosses industries répondent aux critères. On voit là la puissance des lobbies…qui agissent aujourd’hui et non pas…demain !

Mais est-ce valable dans tous les secteurs ? Certes oui. Dans leur film, Cyril Dion et Mélanie Laurent s’attardent longuement sur l’expérience de constitution citoyenne en Islande, mais il ne leur faut que quelques secondes pour rappeler que cette dernière est bloquée depuis plusieurs années par le parlement ! Forcément, la constitution allait « contre les intérêts » des députés. Mais ça n’aurait pas été très « positive attitude » de souligner l’échec.

Prenons un autre exemple : le commerce équitable. Le commerce équitable consiste à dire que l’injustice que subissent les paysans du sud (et encore, on parle des producteurs, pas nécessairement des ouvriers agricoles travaillant sous le soleil de plomb) peut être dépassée en « réformant » le commerce classique avec un label rigoureux impliquant des mécanismes de contrôle. Le commerce équitable est-il, à prix de vente égal avec des produits non équitables, rentable ? Non. Preuve en est que ces produits sont plus chers que la moyenne. Il en résulte que ceux qui peuvent se payer ces produits sont précisément ceux qui sont suffisamment riches. Or, les plus riches d’entre nous font partie des privilégiés du système capitaliste. Autrement dit, c’est parce qu’il y a des inégalités par ailleurs que le commerce équitable est possible. Le commerce équitable n’a donc pas pour vocation de se substituer à l’ensemble du commerce puisque, par définition, un privilégié ne peut l’être qu’en comparaison à d’autres qui ne le sont pas. Ici, non plus, pas de changement réel. On pourrait continuer comme ça indéfiniment, avec chacune des « solutions » qui fleurissent un peu partout et qui ressemblent finalement plus à des pansements au système capitaliste, voire à une pernicieuse caution morale.

Vous allez me dire : c’est déprimant ! Oui et non. Oui parce qu’en effet, ce n’est pas « si simple » de changer le monde. Non parce que, définitivement, il est possible de changer le monde. Mais cela implique d’être conscient que ce qu’on voyait comme une solution n’est peut-être qu’une première étape amenant à un blocage nécessaire. Cela implique également d’accepter que changer le monde n’est pas sans risque et ne se fera pas sans sacrifice.

Reprenons avec un exemple. Que des habitants se mettent ensemble pour rédiger une nouvelle constitution, qu’ils prennent conscience qu’ils en sont capables et que le résultat est à la hauteur de la mission assignée, c’est éminemment positif… Mais une fois l’alternative capable de rivaliser avec ce à quoi elle s’oppose, elle dérange. La confrontation est inévitable, la stratégie du « pas à pas » ayant fait long feu. C’est ici que le réformisme atteint ses limites et qu’intervient l’idéal révolutionnaire. Oui, je sais, c’est un peu abrupt. Pourtant, lorsqu’un peuple opprimé souhaite s’émanciper de son dictateur, la révolution est unanimement reconnue comme salutaire. La relative invisibilité du caractère totalitariste du capitalisme (sous couvert d’accepter la critique et même d’intégrer des ébauches…d’alternatives !) ne doit pas faire oublier la malbouffe, les licenciements collectifs, l’écart sans cesse plus grand entre les riches et les pauvres, les guerres pour les matières premières et celles qui enrichissent les industries de l’armement.

Face à ces multiples « blocages » dont on a montré qu’ils sont insolubles par une stratégie du pas à pas, la pensée révolutionnaire se pose comme l’opportunité d’opérer l’ultime « déclic ». Par exemple, les Islandais pourraient considérer leurs députés comme illégitimes et décider démocratiquement d’en élire ou d’en tirer au sort de nouveaux…tout en usant des moyens adéquats, éventuellement manu militari, pour arriver à leur fin. Ni sans risque, ni sans sacrifice disais-je… Dans ce contexte, on comprend que les peuples freinent des quatre fers, quitte à avaler des couleuvres – les Grecs en savent quelque chose. On sait toujours ce qu’on s’apprête à perdre, on ne sait rien de ce qu’on pourrait gagner. Faire la révolution est une décision qui se prend souvent au bord du gouffre, c’est-à-dire dans la pire des positions, celle qui permet le moins d’anticiper le système d’après.

De plus, toute une population ne sera jamais en même temps au bord du gouffre. Certains en sont loin, d’autres sont déjà tombés. Le changement ne viendra que par ceux qui ont le moins à perdre et le plus à gagner, c’est-à-dire les classes les plus exploitées par le capitalisme dont les « bobos » tentés par le bio ne font évidemment pas partie. Ces classes devront se mettre ensemble et constituer une masse critique, tout en étant correctement informées. Or, la masse critique est de facto tuée dans l’œuf par la façon qu’a le capitalisme d’opposer les pauvres entre eux (il n’y a qu’à voir le succès du Front National auprès des ouvriers) tandis que l’information est aux mains des plus puissants peu enclins à céder leur outil de propagande.

Que penser de tout ça ? D’abord qu’il faut continuer à « faire sa part » comme le rappelle la légende du colibri racontée par Pierre Rabhi [NDR: n'est pas une forme de réformisme des plus sournois?...] . Parce que ça crée du lien social et ça démontre, en effet, qu’il serait possible (au conditionnel !) de vivre autrement. Ensuite, il faut garder en tête que bien avant qu’une alternative soit mise en œuvre unanimement, ceux qui pourraient en subir les conséquences (les multinationales, les milliardaires, etc.) luttent déjà contre elle. Pire, les différents lobbies et entreprises transnationales ne se contentent pas d’anticiper les « alternatives au système », ils continuent de renforcer ce système chaque jour avec de nouvelles propositions (TTIP, CETA), de nouvelles fusions (Bayer et Monsanto), de nouveaux licenciements (Caterpillar, Alstom), de nouvelles guerres. L’action à l’échelon local est donc nécessaire mais insuffisante : doit y être associé l’activisme politique à l’échelle des structures : lois, directives, projets de traités, etc. Enfin, il faut reconnaître qu’un véritable changement implique toujours une certaine prise de risques : répression violente des pouvoirs en place, incertitudes quant au nouveau système, périodes d’instabilité, instrumentalisations diverses, embargos économiques, menaces à la souveraineté nationale.

S’il est important de penser les alternatives indépendamment des obstacles, parce que cela donne le courage de s’y mettre, il l’est encore plus de penser les processus. Pour que la révolution ne soit pas à la manière de celle des planètes un « retour à la case départ », mais un véritable « monde de solutions » – même provisoires.

Source: Investig’Action
http://www.investigaction.net/ce-que-le-film-demain-ne-vous-a-pas-dit/#sthash.MIfgh6mx.dpuf
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Cher Yann Arthus-Bertrand,
Michel Collon - 30 Septembre 2015

Après votre splendide La Terre vue du ciel, vous présentez Human, film de témoignages sur les souffrances humaines. Projeté à l’ONU, sur France 2 ce 29 septembre et visant 800 millions de spectateurs. Impressionnant !
A juste titre, vous vous indignez : « Le monde, c’est la ronde infernale de gens qui vont chercher à manger et chercher une vie meilleure dans d’autres pays ». Et vous posez de bonnes questions : « Est-ce normal que la moitié des richesses du monde appartiennent à 90 familles ? Que des gens gagnent dix millions d’euros par mois ? »(1). 
.

Puis-je apporter ma petite pierre à votre débat ? Votre film est financé par la Fondation Bettencourt de L’Oréal et aidé par Google. Vous avez aussi travaillé avec Total. Un journaliste demande si ça ne vous dérange pas ? « Au contraire. Tu peux être riche et généreux. Tu peux avoir monté un système extraordinaire et vouloir changer le monde. »

En êtes-vous bien sûr ? Je pencherais plutôt vers le jugement de Victor Hugo : « C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches ». Ou alors Balzac : « Derrière chaque grande fortune, se cache un crime ».

Le crime de Total ? S’appuyer sur les pires dictateurs africains pour voler le pétrole et bloquer le développement de ces pays. D’où la pauvreté, d’où l’exode des réfugiés.

Le crime de Google ? Collaborer avec la NSA et la CIA pour espionner le monde entier et briser les révoltes. Comme l’a montré Ahmed Bensaada dans son livre Arabesque$ (2) sur le rôle des Etats-Unis dans le « printemps arabe ». Résultats visibles… en Méditerranée !

Les crimes de L’Oréal ? Si nombreux qu’il faudrait… un film ! Son fondateur, le chimiste Eugène Schueller (père de Liliane Bettencourt), créa dans les années 30 l’organisation fasciste La Cagoule qui se réunissait dans son bureau professionnel, et il fut au cœur du fascisme patronal français collabo, déclarant : « Nous voulons construire la nouvelle Europe en coopération avec l’Allemagne nationale-socialiste et toutes les autres nations européennes libérées » pour empêcher les juifs « de polluer notre race d». Blanchi à cause de sa fortune, il fit main basse sur quantité de sociétés et créa un groupe de taille mondiale.

On n’est pas responsable de son père, direz-vous. Exact, mais le mari de Liliane ne valait guère mieux. Patron français de la PropagandaStaffel, il dirigea l’hebdomadaire collabo La Terre Française écrivant : « Pour l’éternité, (les Juifs) seront maudits de tous… » Grâce à cet héritage, Liliane Bettencourt devint la femme la plus riche du monde. Pour faire le bien, dites-vous ? En finançant Sarkozy pour diaboliser les jeunes des quartiers populaires ? Pour détruire la Libye et produire ce flot de réfugiés que vous déplorez ? En étant actionnaire de Sanofi et en octroyant à son directeur, Christopher Viehbacher, 8,6 millions € en 2014, soit 23.700 euros par jour ? Son mérite ? Avoir licencié quatre mille salariés en cinq ans(3). Vous déplorez la pauvreté, mais vos sponsors la créent.

La pauvreté ne tombe pas du ciel, cher Yann, mais de l’exploitation. Vous dites : « Je viens d’une famille de bourgeois. J’ai des amis riches. » Ses parents, on ne les choisit pas, mais ses amis ? Peu importe qu’ils aient un peu mauvaise conscience le dimanche en allant à la messe. L’important, c’est ce qu’ils font en semaine : exploiter le travail d’autrui.

Vous pensez qu’on peut compter sur la générosité des puissants ? Mais la charité existe depuis des siècles et n’a rien changé. Voler dix et rendre un, c’est un écran de fumée. Si on essayait plutôt la Justice sociale et la fin de l’exploitation ? A quand votre film sur les véritables causes de la pauvreté, du sous-développement et des guerres pour les ressources ? Ce film n’aura plus le soutien du 1%. Mais votre prestige stimulerait un débat profond parmi les seuls qui peuvent changer ce monde injuste : les 99%.

1) Le Soir (Belgique), 26 septembre 2015, P 36.

2) Ahmed Bensaada, Arabesque$ – Enquête sur le rôle des Etats-Unis dans les révoltes arabes, Investig’Action, 2015, Bruxelles.

3) [www.gauchemip.org/spip.php?article13597->www.gauchemip.org/spip.php?article13597]

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Si vous allez à San Francisco, 
vous y verrez des seringues et de la merde 
Nicolas Casaux

La ville de San Francisco est régulièrement promue dans les médias de masse comme un modèle de gestion écologique des déchets pour son taux de recyclage de 80%. En France, le film documentaire Demain, réalisé par Mélanie Laurent et Cyril Dion, a beaucoup participé à la diffusion de cette idée. Partout où il passe, Cyril Dion brandit le cas de San Francisco comme une preuve de ce qu’il est possible de rendre une ville écolo-durable (« L’exemple le plus impressionnant, que nous présentons dans le film, est celui de la ville de San Francisco qui recycle 80 % de ses déchets »). Si seulement.

Affirmer que San Francisco est un modèle de ville durable est une sacrée performance. Ou peut-être est-ce au contraire d’une simplicité confondante : il suffit de répéter cette affirmation sans l’étudier, sans aucun esprit critique. En creusant un peu, on réalise rapidement qu’elle se base sur un certain nombre d’absurdités. À commencer par le fait que le taux de 80% est une arnaque comptable[1]. La ville comptabilise en effet dans son calcul du taux de déchets recyclés, entre autres bizarreries, les déchets du bâtiment et des travaux publics. Ce qu’aucune ville ne fait[2]. Sans ce tour de passe-passe, le taux de recyclage de la ville serait plutôt de l’ordre de 60%. Au passage, on notera que Recology, l’entreprise chargée de la gestion des déchets de la ville, a été condamnée à payer 1,3 million de dollars en 2014 pour des pratiques frauduleuses. Mais cette arnaque comptable n’est rien au regard de ce qui suit.

La ville de San Francisco (870 000 habitants) produit chaque année toujours plus de déchets, en 2013 elle en a produit plus de 2 millions de tonnes, quand la communauté urbaine Marseille Provence Métropole (plus d’un million d’habitants) n’en produisait que 653 226 tonnes. Un modèle. La ville de San Francisco génère chaque jour environ 1 200 tonnes[3] de déchets non recyclables et non compostables qui sont enfouies sous terre. Un modèle.

En outre, ce qu’ils (les gouvernements, les entreprises et les médias de masse) qualifient de recyclage n’a rien d’écologique. Le traitement des déchets se fait toujours loin hors de la ville, dans des usines énergivores (sauf pour le bois/papier qu’ils brûlent en usine de biomasse, une autre catastrophe écologique). Dans le film Demain, on ne voit que la part des déchets qui est compostée, et c’est tout. Sachant que les déchets compostés constituent la part la moins importante des déchets collectés dans la ville. 

Ce qu’ils n’expliquent pas dans le documentaire, c’est qu’une grande partie des déchets (métaux, plastiques, etc.), uniquement triée, est exportée et disséminée à travers le globe, jusqu’en Chine, aux Philippines et au Vietnam — d’ailleurs, depuis que la Chine a restreint ses importations de déchets en 2017, Recology se retrouve face à un problème relativement gênant, celui de trouver comment écouler les tonnes d’ordures qu’elle expédiait habituellement vers l’empire du Milieu. C’est-à-dire que ces déchets produits par les San-Franciscains sont compressés en balles en usine puis expédiés à l’autre bout du monde pour être recyclés — sachant que le recyclage n’est pas une véritable solution, d’abord parce que le recyclage infini est un mythe[4], ensuite parce que le recyclage du plastique est particulièrement inefficace[5], et enfin et surtout parce que le recyclage, dans le cadre d’une société industrielle capitaliste de croissance, ne résout aucun des problèmes fondamentaux qu’elle implique (de surconsommation de ressources, y compris énergétiques, de pollutions en tous genres, d’étalement urbain, de croissance démographique, etc., etc.).

Récapitulons. Ce qu’ils nous présentent comme un modèle de vertu écologique, de durabilité, c’est une ville dont la production de déchets par personne, relativement élevée, ne cesse de croître, et dont la gestion de ces déchets consiste à en enfouir une partie, à en expédier une autre en Chine et ailleurs, et à en brûler une partie en incinérateur ; c’est aussi une ville qui trafique ses calculs de taux de recyclage. Un modèle.

Mais nous ne devrions pas avoir besoin de discuter ainsi de la soi-disant durabilité d’une ville comme San Francisco. Comme toutes les grandes métropoles du monde, San Francisco dépend directement de l’ensemble des infrastructures et des pratiques toutes plus insoutenables les unes que les autres de la civilisation industrielle. Il faut une sacrée dose d’ignorance historique et écologique pour ne pas comprendre que l’urbanisation de la baie de San Francisco a dramatiquement ravagé ce qui était jusqu’à il y a moins de 300 ans un écosystème sain (non pollué) et plein de vie. Où sont passés les condors de Californie, les wapitis, les ours, les loups et ainsi de suite, qui pullulaient dans la baie ? 

Les conséquences du développement de la civilisation industrielle dans la baie de San Francisco rappellent les conséquences de son développement partout sur la planète : extermination et disparition de nombreuses espèces vivantes, pollution des eaux (aujourd’hui, on retrouve un peu de tout dans les eaux de San Francisco, du mercure, des résidus de médicaments en tous genres, des huiles de moteur usagées, des déchets plastiques, et ainsi de suite ; cinq des plages les plus polluées de Californie se trouvent dans la baie, qui ne cesse de s’acidifier), pollution de l’air (en ce moment, la qualité de l’air dans la baie n’est pas loin d’être la pire de tous les États-Unis[6]), etc.

Leur manière de mesurer la qualité écologique de la ville — et d’une ville en générale — est grotesque. Comme si on pouvait se contenter de statistiques concernant le « recyclage » des déchets produits par une ville pour l’estimer. Comme si on pouvait occulter les nombreux impacts environnementaux (sans parler des impacts sociaux), entre autres choses, de la production mondialisée des appareils électroniques les plus couramment utilisés par les San-Franciscains — iPods, iPads, iPhones, Google Glass… — ou de leurs voitures, réfrigérateurs, téléviseurs, ou de leur nourriture, ou de la construction des infrastructures qu’ils utilisent et des bâtiments dans lesquels ils vivent, et ainsi de suite. Si toutes ces choses étaient prises en compte, on s’apercevrait immédiatement de l’insoutenabilité totale de la civilisation industrielle et de son mode de vie. Mais elles ne le sont pas, évidemment, propagande oblige.

Et comment ne pas parler des inégalités sociales ? San Francisco est une des villes les plus chères des USA. La gentrification en cours n’a pour cesse d’épurer la ville de ses habitants les plus pauvres[7] :
« La ville de San Francisco connaît un processus de gentrification d’une violence sans commune mesure avec ce que l’on peut constater en France. On l’a longtemps appelé embourgeoisement, ou changement urbain dans le contexte de la recherche académique française, sans pour autant y mettre les significations que contient le terme anglo-saxon. Il faut pourtant être clair : il est bien question ici de processus similaires dans leurs conséquences, bien que la rapidité à laquelle ils se produisent diffère, ou que leur visibilité ne permette pas de les identifier aussi facilement. »

Et comment ne pas voir toute la folie et l’inhumanité de la civilisation industrielle dans le fait que la ville ne parvient toujours pas à gérer les problèmes qui découlent de la présence des nombreux sans-abri, souvent atteints de troubles psychiatriques, qui errent dans ses rues, résultat des politiques calamiteuses des gouvernements qui se sont succédé et symptôme du mal-être qui ronge la modernité ? On estime qu’ils sont 7 500 à vivre dehors sur une population totale de 870 000 habitants (presque 1% de la population). 

Très récemment, la nouvelle maire de San Francisco, London Breed, dans une des premières interviews[8] qu’elle a accordées depuis son entrée en fonction, a expliqué qu’il y avait « plus d’excréments sur les trottoirs » que jamais, et qu’on « ne parle pas que de crottes de chiens, mais de matières fécales humaines ». Au cours des six premiers mois de l’année 2018, plus de 16 000 plaintes concernant des « excréments » ont été déposées auprès des autorités de la ville. La présence de déchets en tous genres, y compris de seringues, est actuellement un véritable problème pour la municipalité. Ainsi que l’explique le San Francisco Chronicle dans un article[9] intitulé « Pourquoi San Francisco fait face à un déluge de seringues » : « La ville de San Francisco distribue plus de seringues gratuites aux toxicomanes — 400 000 par mois, un chiffre qui ne cesse de croître — que la ville de New York, dix fois plus peuplée ». La consommation de drogue en public est un problème croissant dans toute la ville. Des habitants se plaignent, entre autres, de « devoir enjamber des gens qui s’injectent de l’héroïne dans les stations de métro ».

Ainsi que l’a récemment titré[10] le Business Insider, « Le centre-ville de San Francisco est davantage jonché de seringues, de déchets et d’excréments que certains des plus pauvres bidonvilles du monde ». Dans l’article, on apprend notamment que « la contamination de certains quartiers de San Francisco est pire que celle de certains endroits du Brésil, du Kenya ou de l’Inde ». Un modèle.

Je me suis promené dans les rues de San Francisco. Je ne connaissais pas grand-chose de l’histoire de la ville. J’ai été stupéfait par le nombre de clochards, de toxicomanes et de malades mentaux qu’on y rencontre. Parfois au pied d’immeubles de luxe réservés aux super-riches, ou devant les bureaux d’Uber, de Microsoft, ou de Twitter. J’ai vu les gratte-ciels, ces manifestations délirantes de l’hubris de la société industrielle, dont les constructions sont autant de désastres écologiques. Les travaux incessants qui font de toutes les villes d’interminables chantiers. Les magasins de luxe de l’hypercapitalisme actuel. Les businessmen pressés — de faire du profit, toujours plus, en exploitant les hommes et en détruisant la planète, toujours plus — qui ignorent machinalement tous les clochards qu’ils croisent lors de leur jogging matinal. Je n’ai pas vu « des gens doux et gentils, le long des rues de San Francisco », me parler de fleurs et devenir mes amis. Je n’ai pas vu de fleurs dans les cheveux mais des oreillettes Bluetooth et des smartphones dans les mains. Bref, j’y ai vu la démence commune de la modernité.

Il n’y a rien de durable à San Francisco. Comme beaucoup d’autres, cette ville incarne précisément l’insoutenabilité, l’iniquité et la folie qui gangrènent la civilisation industrielle. Ceux qui se servent de son cas pour suggérer qu’on pourrait la rendre durable ou écologique sont les idiots utiles du capitalisme vert. C’est l’évidence même. Ceux qui ne le comprennent (toujours) pas aujourd’hui ne manqueront pas de le constater d’ici quelques années.
Nicolas Casaux
Relecture : Lola Bearzatto

http://partage-le.com/2018/07/si-vous-allez-a-san-francisco-vous-y-verrez-des-seringues-et-de-la-merde-par-nicolas-casaux/

1. → https://www.bloomberg.com/view/articles/2014–07–11/san-francisco-s-recycling-claims-are-garbage   → https://discardstudies.com/2013/12/06/san-franciscos-famous-80-waste-diversion-rate-anatomy-of-an-exemplar/
2. https://www.bloomberg.com/view/articles/2014–07–11/san-francisco-s-recycling-claims-are-garbage
3. http://www.sfexaminer.com/where-does-the-garbage-go/
4. https://www.youtube.com/watch?v=i03kd_diDDk
5. https://reporterre.net/Dechets-plastiques-le-recyclage-n-est-pas-la-solution
6. https://www.sfgate.com/bayarea/article/Bay-Area-air-quality-worst-nation-climate-change-12842251.php
7. http://www.laviedesidees.fr/La-gentrification-a-San-Francisco.html
8. https://www.sacbee.com/news/state/california/article214962990.html
9. https://www.sfchronicle.com/bayarea/matier-ross/article/Why-San-Francisco-is-stuck-with-a-deluge-of-12952111.php
10. http://www.businessinsider.fr/us/why-is-san-francisco-so-dirty-2018–2