HISTOIRE ET LEÇONS DU NEO-LIBERALISME
La construction d'une voie unique
Par Perry Anderson*
Dans un premier temps, nous examinerons
les origines de ce qui peut être défini comme le néo-libéralisme, en
tant que courant distinct du strict libéralisme classique du siècle
passé. Puis, nous établirons le bilan du néo-libéralisme au pouvoir.
Finalement, nous en tirerons quelques leçons pour la gauche.
Le
néo-libéralisme naît après la Seconde Guerre mondiale en Europe de
l'Ouest et en Amérique du Nord. Il traduit une réaction théorique et
politique véhémente contre l'interventionnisme étatique et l'Etat social
(Welfare State) .
Friedrich August von Hayek publie en 1944 The
Road to Serfdom (traduit par La route de la servitude). Cet ouvrage
constitue en quelque sorte la charte fondatrice du néo-libéralisme. Une
attaque passionnée contre toute limitation par l’État du libre
fonctionnement des mécanismes du marché y est développée. Ces entraves
sont dénoncées car elles contiennent, à son avis, une menace mortelle
contre la liberté économique mais aussi politique. A cette époque, la
cible immédiate de von Hayek est le Parti travailliste anglais. Les
élections s'annoncent en Grande-Bretagne et ce parti va finalement les
gagner en juillet 1945, portant Clement Attlee au poste de premier
ministre. Le message de von Hayek peut être résumé ainsi: malgré
ses bonnes intentions, la social-démocratie modérée anglaise conduit au
même désastre que le nazisme allemand, au servage (serfdom) moderne.
Les compagnons du Mont-Pèlerin
Trois
ans plus tard, en 1947, lorsque les fondements de l'Etat social se
mettent effectivement en place dans l'Europe d'après-guerre, von Hayek
convoque ceux qui partagent son orientation idéologique. Il les réunit
dans une petite station de villégiature helvétique, au Mont-Pèlerin,
au-dessus de Vevey, dans le canton de Vaud. Parmi les participants
célèbres à cette rencontre se retrouvent non seulement des adversaires
déterminés de l'Etat social en Europe mais aussi des ennemis féroces du
New Deal américain.
Dans l'assistance choisie, réunie en avril 1947 à
l'Hôtel du Parc, on mentionnera Maurice Allais, Milton Friedman, Walter Lippman (la fabrique du consentement), Salvador de Madariaga, Ludwig von Mises, Michael Polanyi, Karl Popper, William E. Rappard, Wilhelm Röpke et Lionel Robbins (...). A la fin de cette
rencontre est fondée la Société du Mont-Pèlerin, une sorte de
franc-maçonnerie néo-libérale, bien organisée et consacrée à la
divulgation des thèses néo-libérales, avec des réunions internationales
régulières.
L'objectif de
la Société du Mont-Pèlerin est, d'une part, de combattre le
keynésianisme et les mesures de solidarité sociale qui prévalent après
la Seconde Guerre mondiale et, d'autre part, de préparer pour l'avenir
les fondements théoriques d'un autre type de capitalisme, dur et libéré
de toute règle. Durant cette période, les conditions pour une telle
entreprise ne sont pas du tout favorables. En effet, le capitalisme -
qui sera appelé quelques années plus tard néo-capitalisme - entre alors
dans une onde longue expansive. Elle représente son âge d'or. La
croissance est particulièrement rapide et permanente au cours des
décennies 50 et 60. Pour cette raison, les mises en garde des
néo-libéraux contre les dangers que représente un quelconque contrôle du
marché par l’État apparaissent peu crédibles. Toutefois, la polémique
plus spécifique à l'encontre d'une régulation sociale a une assez large
répercussion. Von Hayek et ses amis argumentent contre le nouvel
égalitarisme - fort relatif - de cette période. Pour eux, cet
égalitarisme promu par l'Etat-providence est destructeur de la liberté
des citoyens et de la vitalité des compétences, deux qualités dont
dépend la prospérité pour tous. Les animateurs de la Société du
Mont-Pèlerin défient les idées et théories officielles dominantes de
l'époque. Ils prétendent que l'inégalité est une valeur positive - en
fait indispensable en tant que telle - dont les sociétés occidentales
ont besoin. Ce message est resté à l'état "théorique" durant plus de
vingt ans.
Le tournant de 1974
Tout change
dès l'éclosion de la grande crise du modèle économique de
l'après-guerre, en 1974. L'ensemble des pays capitalistes développés
entrent alors dans une profonde récession. Pour la première fois se
combinent un taux de croissance bas et un taux d'inflation élevé
(stagflation). A la faveur de cette situation, les idées néo-libérales
commencent à gagner du terrain. Von Hayek et ses camarades affirment que
les racines de la crise plongent dans le pouvoir excessif et néfaste
des syndicats, et, de manière plus générale, du mouvement ouvrier. Selon
eux, les syndicats ont sapé les bases de l'accumulation privée (de
l'investissement) par leurs revendications salariales et par leurs
pressions visant à ce que l'Etat accroisse sans cesse des dépenses
sociales parasitaires.
Ces deux pressions ont entamé les marges de
profit des entreprises et ont déchaîné des processus inflationnistes
(hausse des prix) qui ne pouvaient que se terminer en une crise
généralisée des économies de marché. Dès lors, le remède est clair:
maintenir un Etat fort, capable de rompre la force des syndicats et de
contrôler strictement l'évolution de la masse monétaire (politique
monétariste). Cet Etat doit par contre être frugal dans le domaine des
dépenses sociales et s'abstenir d'interventions économiques. La
stabilité monétaire doit constituer l'objectif suprême de tous les
gouvernements. Dans ce but, une discipline budgétaire est nécessaire,
accompagnée d'une restriction des dépenses sociales et de la
restauration d'un taux dit naturel de chômage, c'est-à-dire de la
création d'une "armée de réserve de salariés" (de bataillons de
chômeurs) qui permette d'affaiblir les syndicats. En outre, des réformes
fiscales doivent être introduites afin d'inciter les "agents
économiques" à épargner et à investir. En d'autres termes, cette
proposition implique simplement une réduction des impôts sur les revenus
les plus élevés des personnes et sur les profits des sociétés.
Ainsi,
une nouvelle et salutaire inégalité réapparaîtra et dynamisera les
économies des pays développés malades de la stagflation, maladie
résultant de l'héritage combiné des politiques inspirées par Keynes et
Beveridge, c'est-à-dire de l'intervention étatique anticyclique (visant à
amortir les récessions) et de la redistribution sociale. Cet ensemble
de mesures a déformé de façon désastreuse le cours normal de
l'accumulation du capital et le libre fonctionnement du marché. Selon
cette théorie, la croissance reviendra naturellement lorsque sera
atteinte la stabilité monétaire et qu'auront été réactivées les
principales incitations (défiscalisation, limitation des charges
sociales, déréglementation, etc.).
Thatcher, Reagan et les autres
L'hégémonie
de ce programme ne s'est pas réalisée du jour au lendemain. Il lui a
fallu une décennie pour s'imposer. Dans un premier temps, la majorité
des pays de l'OCDE (Organisation pour la coopération et le développement
économiques) ont tenté d'appliquer des remèdes keynésiens à cette crise
ouverte par la récession généralisée de 1974-1975. Toutefois, dès la
fin des années 70 - en 1979 plus exactement - une situation politique
nouvelle s'est affirmée. Cette année-là, en Angleterre, commence le
règne de Margaret Thatcher. C'est le premier gouvernement d'un pays
capitaliste avancé qui s'engage publiquement à mettre en pratique le
programme néo-libéral. Une année plus tard, en 1980, Ronald Reagan est
élu à la présidence des Etats-Unis. En 1982, Helmut Kohl et la coalition
CDU-CSU - démocrate-chrétienne - bat la social-démocratie d'Helmut Schmidt. En 1982-1984, au Danemark, symbole du modèle scandinave de
l'Etat-providence, une coalition clairement à droite prend les rênes du
pouvoir sous la direction de Poul Schlüter. Par la suite, presque tous
les pays du Nord de l'Europe occidentale, à l'exception de la Suède et
de l'Autriche, opèrent un tournant à droite. La vague de "droitisation"
de ces années permet de réunir les conditions politiques nécessaires à
l'application des recettes néo-libérales censées permettre la sortie de
la crise économique.
En 1978, la "deuxième Guerre froide" se durcit
suite à l'intervention soviétique en Afghanistan et à la décision prise
par les Etats-Unis d'installer une nouvelle génération de fusées
nucléaires (missiles de croisière, Pershing II) en Europe occidentale.
Dans l'éventail des courants pro-capitalistes de l'après-guerre,
l'"école" néo-libérale a toujours intégré comme un élément central un
anticommunisme des plus virulents. Le nouveau combat contre "l'empire du
mal" - l'esclavage humain le plus complet aux yeux de von Hayek -
renforce inévitablement le pouvoir d'attraction du néo-libéralisme en
tant que courant politique. L'hégémonie d'une nouvelle droite en Europe
et en Amérique du Nord s'en trouve consolidée. Ainsi, au cours des
années 80, on assiste au triomphe incontestable de l'idéologie
néo-libérale dans les pays capitalistes avancés.
Le néo-libéralisme au pouvoir
En
pratique, quelles sont les réalisations des gouvernements néo-libéraux
de l'époque? Le modèle anglais est le plus pur et constitue en même
temps une expérience pionnière. Les différents gouvernements dirigés par
Mme Thatcher brident l'émission de la masse monétaire, élèvent les taux
d'intérêt, réduisent drastiquement les impôts sur les revenus les plus
hauts, abolissent les contrôles sur les flux financiers (entrées et
sorties de capitaux), élèvent fortement le taux du chômage, écrasent des
grèves, mettent en place une législation antisyndicale et font des
coupes dans les dépenses sociales. Finalement, ils se sont lancés - avec
un retard surprenant si l'on considère les hiérarchies dans la
dogmatique néo-libérale - dans un ample programme de privatisations, en
commençant par le logement public, puis en touchant les secteurs de
l'industrie de base tels que l'acier, l'électricité, le pétrole et la
distribution des eaux... Cet ensemble de mesures constitue le projet le
plus systématique et ambitieux de toutes les expériences néo-libérales
au sein des pays capitalistes avancés.
La variante nord-américaine
est différente. Aux Etats-Unis, où il n'existe aucun Etat social
similaire à celui de l'Europe, Reagan et son administration donnent la
priorité à la compétition militaire avec l'Union soviétique. Cette
compétition est conçue comme une stratégie devant miner l'économie
soviétique et, par ce biais, renverser le régime en place en URSS. Au
plan de la politique intérieure, il faut aussi relever que Reagan réduit
les impôts en faveur des riches, élève les taux d'intérêt et écrase
l'unique grève sérieuse qui marque son mandat, celle des contrôleurs
aériens.
Toutefois, pratiquement, Reagan ne respecte pas la
discipline budgétaire. Il se lance au contraire dans une course à
l'armement sans précédent, qui implique des dépenses militaires énormes
provoquant un déficit public supérieur à tous ceux connus sous les
autres présidents. De plus, elles constituent une subvention, directe et
indirecte, à un vaste secteur industriel. Ce recours à un tel
keynésianisme militaire échevelé n'est pas imité par les autres pays.
Seuls les Etats-Unis, à cause de leur poids dans l'économie mondiale,
peuvent se payer le luxe d'un déficit massif de la balance des paiements
induit par une telle politique.
Sur le continent européen, les
gouvernements de droite de cette époque - souvent d'origine
démocrate-chrétienne - mettent en oeuvre le programme néo-libéral avec
un peu plus de retenue. Ils insistent en priorité sur la discipline
monétaire et les réformes fiscales et moins sur les coupes drastiques
dans les dépenses sociales. Ils ne recherchent pas délibérément
l'affrontement avec les syndicats. Néanmoins, la distance entre ces
politiques et celles menées par la social-démocratie au cours des
périodes antérieures est grande.
Alors que la majeure partie des
pays de l'Europe du Nord élisent des gouvernements de droite appliquant
diverses versions du programme néo-libéral, au Sud du continent -
c'est-à-dire dans les pays où ont régné les Franco, Salazar, De Gaulle
et autres colonels grecs - arrivent pour la première fois au pouvoir des
gouvernements de gauche. On parlera alors d'euro-socialisme. C'est
l'époque de François Mitterrand en France, de Felipe Gonzalez en
Espagne, de Mario Soares au Portugal, de Bettino Craxi en Italie, de
Andreas Papandreou en Grèce. Tous se présentent comme une alternative
progressiste, prenant appui sur le mouvement ouvrier et populaire et
s'opposant aux orientations réactionnaires des gouvernements Reagan,
Thatcher, Kohl et autres de l'Europe du Nord. En effet, dans un premier
temps, Mitterrand et Papandreou tout au moins s'efforcent de réaliser
une politique de redistribution, de plein emploi et de protection
sociale. Cette tentative s'inscrit dans la perspective de créer au Sud
de l'Europe un modèle analogue à celui mis en place dans l'après-guerre
par la social-démocratie du Nord de l'Europe.
Toutefois, le projet
du gouvernement socialiste français s'essoufle dès fin 1982, et échoue
ouvertement dès mars 1983. Ce gouvernement, sous la "contrainte des
marchés financiers internationaux", change radicalement de cours
économique. Il s'engage dans une orientation économique fort proche de
l'orthodoxie néo-libérale, avec comme priorités la stabilité monétaire,
le contrôle des déficits publics et des concessions fiscales aux
détenteurs de capitaux. L'objectif du plein emploi est abandonné. A la
fin des années 80, le niveau du chômage en France est plus élevé que
dans l'Angleterre conservatrice, ce que Mme Thatcher se plaît à
souligner.
En Espagne, le gouvernement de Gonzalez n'a jamais
cherché à réaliser une politique keynésienne ou redistributive. Au
contraire, dès le début du régime du PSOE (Parti socialiste ouvrier
espagnol), le monétarisme est au poste de commande. Très lié au capital
financier, favorable aux principes des privatisations, le gouvernement
du PSOE manifeste même une certaine sérénité face à un chômage qui
rapidement touche 20% de la population active, un record européen.
De
l'autre côté du monde, en Australie et en Nouvelle-Zélande, le même
schéma néo-libéral est appliqué avec une force brutale. Les divers
gouvernements travaillistes surpassent les forces conservatrices de
droite dans l'application de programmes néo-libéraux radicaux. La
Nouvelle-Zélande représente certainement le cas le plus extrême. L'Etat
social y est désarticulé de façon plus complète et plus féroce que
Thatcher ne l'a fait en Grande-Bretagne.
Portée et limites du programme néo-libéral
Ces
expériences démontrent l'hégémonie du néo-libéralisme en tant
qu'idéologie. Au début, seuls des gouvernements de droite affirmée se
sont risqués à mettre en pratique des orientations néo-libérales. Puis,
divers types de gouvernements, y compris ceux qui s'autoproclamaient de
gauche, ont rivalisé avec les premiers dans la ferveur néo-libérale.
Le
néo-libéralisme avait commencé par désigner la social-démocratie comme
son principal ennemi dans les pays capitalistes avancés, ce qui avait
provoqué une réaction d'hostilité de la part des forces
social-démocrates. Par la suite, les gouvernements se réclamant de la
social-démocratie se sont montrés les plus résolus dans l'application
des politiques néo-libérales. Il y a certes quelques exceptions. A la
fin des années 80, en Autriche et en Suède, une certaine résistance
s'est manifestée face au déferlement néo-libéral en Europe.
Néanmoins,
dans l'essentiel des pays de l'OCDE, les idées de la Société du
Mont-Pèlerin avaient pleinement triomphé. Dès lors, il conviendrait de
se poser une question: quelle est la concrétisation effective de
l'hégémonie néo-libérale dans les pays industrialisés, au cours des
années 80? Le néo-libéralisme a-t-il tenu ses promesses?
Pour y
répondre, traçons un panorama d'ensemble. La priorité la plus immédiate
du néo-libéralisme visait à contenir l'inflation des années 70. Sur ce
terrain, son succès a été effectif. Dans l'ensemble des pays de l'OCDE,
le taux d'inflation est passé de 8,8% à 5,2% entre les années 70 et les
années 80. Cette tendance baissière s'est confirmée au cours des années
90. La désinflation, à son tour, devait créer les conditions pour une
relance des profits. Dans ce domaine, également, le néo-libéralisme a
connu des réussites réelles. Si, au cours des années 70, le taux de
profit dans l'industrie des pays de l'OCDE avait diminué de quelque
4,2%, il a augmenté de 4,7% dans les années 80. Cette relève du taux de
profit est d'autant plus impressionnante si l'on examine l'Europe
occidentale prise comme un tout. Il passa de moins 5,4% à plus 5,3%. La
raison principale de cette transformation réside, sans aucun doute, dans
la défaite du mouvement syndical. Cette dernière s'est traduite dans le
recul dramatique du nombre de grèves durant les années 80 et dans la
stagnation ou la baisse des salaires.
Cette nouvelle situation du
mouvement syndical - dont la modération est de plus en plus manifeste -
est le résultat, en grande partie, de la troisième victoire obtenue par
le néo-libéralisme: c'est-à-dire la hausse du taux de chômage conçu
comme un mécanisme naturel et nécessaire pour le fonctionnement
efficient de toute économie de marché. Le taux moyen de chômage dans les
pays de l'OCDE, qui se situait à hauteur de 4% au cours des années 70, a
au moins doublé au cours des années 80. Ce résultat a été considéré
comme satisfaisant au vu des objectifs des néo-libéraux. Enfin, les
inégalités entre les revenus - un autre visée très importante pour les
néo-libéraux - se sont approfondies. Alors que le pouvoir d'achat des
salariés stagnait ou parfois reculait déjà, selon les pays, les valeurs
en bourse voyaient leur cotation tripler ou quadrupler.
Pour ce qui a
trait à ces buts - baisse de l'inflation, emplois, salaires et taux de
profit - nous pouvons dire que le programme néo-libéral a triomphé.
Pourtant, toutes ces mesures avaient été conçues comme des instruments
pour atteindre un objectif historique, à savoir la relance des économies
capitalistes développées à l'échelle internationale, la restauration de
taux de croissance stables tels qu'ils existaient avant la crise des
années 70. Sur ce terrain, l'échec est manifeste; aucun doute n'est
possible à ce propos. Entre les années 70 et 80, et encore plus au début
des années 90, un changement significatif du taux moyen de croissance
ne s'est pas produit. Dans l'ensemble des pays de l'OCDE, la relance est
restée faible et chancelante, fort éloignée des rythmes connus durant
l'onde expansive des années 50 et 60.
Crise et répit
Pourquoi
ce résultat paradoxal? Malgré toutes les nouvelles conditions
institutionnelles mises en place en faveur du capital, le taux
d'accumulation - c'est-à-dire l'investissement effectif net dans le
domaine des biens d'équipement productifs - a fort peu augmenté au cours
des années 80. Il a même reculé si on le compare aux niveaux des années
70. Dans l'ensemble des pays capitalistes avancés, les taux
d'investissements productifs en moyenne annuelle évoluent ainsi: 5,5%
dans les années 60; 3,6% dans les années 70; seulement 2,9% au cours des
années 80. La courbe est clairement déclinante.
Dès lors, une
interrogation surgit: pour quelles raisons la récupération des taux de
profit n'a-t-elle pas conduit à une relance de l'investissement? D'une
part, on peut trouver un élément de réponse important dans la
déréglementation des marchés financiers (liberté des mouvements de
capitaux, des ventes et achats d'obligations, création de nouveaux
produits financiers, etc.). Cette déréglementation fait partie
intrinsèque du programme néo-libéral. Mais elle a abouti à ce que les
investissements financiers, dits spéculatifs, soient plus rentables que
les investissements productifs. Ainsi, durant les années 80, on a
assisté à une véritable explosion d'opérations sur les marchés des
changes internationaux; les transactions monétaires ont pris un tel
envol qu'elles sont devenues un multiple des échanges commerciaux
portant sur des biens réels. L'aspect rentier, parasitaire du
fonctionnement capitaliste, s'est renforcé fortement au cours de ces
années. D'autre part, et cela constitue un échec pour le
néo-libéralisme, le poids financier de l'Etat-providence n'a pas diminué
considérablement, malgré toutes les mesures prises pour contenir les
dépenses sociales. Leur participation au Produit intérieur brut (PIB)
est restée stable ou même a augmenté dans les années 80, au sein des
pays de l'OCDE. Cette situation s'explique par deux raisons de fond: la
croissance des dépenses sociales liées au chômage, qui alourdissent de
milliards de dollars les budgets sociaux des Etats, et l'augmentation de
la part des retraités dans la population qui participe aussi à une
élévation des dépenses sociales. Au cours des années 90, les programmes
de sécurité sociale deviendront donc les cibles de nouvelles mesures
néo-libérales.
Enfin, lorsque le capitalisme entre dans une nouvelle
et profonde récession, en 1991, on peut constater avec une certaine
ironie que l'endettement public de presque tous les pays occidentaux
atteint des niveaux alarmants, y compris en Grande-Bretagne et aux
Etats-Unis; d'autant plus que l'endettement privé des familles et des
entreprises y a atteint un niveau sans précédent depuis la Seconde
Guerre mondiale. Avec la récession du début des années 90, tous les
indices économiques se sont montrés plus négatifs au sein des pays de
l'OCDE. On y recense 38 millions de personnes sans emploi, ce qui
représente à peu près deux fois la population actuelle de toute la
Scandinavie.
Dans ces conditions de crise aiguë, il était justifié
d'espérer une forte réaction contre ce néo-libéralisme dès le début des
années 90. Or, au contraire, même si cela peut apparaître étrange, le
néo-libéralisme connaît un second souffle, au moins dans sa terre
natale, l'Europe. Le thatchérisme survit à Mme Thatcher, avec la
victoire de John Major lors des élections de 1992. En Suède, la
social-démocratie, qui a résisté à l'assaut néo-libéral au cours des
années 80, est battue par un front uni de la droite en 1991. Les
socialistes français essuient une défaite cuisante en 1993. En Italie,
en 1994, Silvio Berlusconi arrive au pouvoir à la tête d'une coalition
qui inclut une force néo-fasciste. En Allemagne, le gouvernement Kohl
est reconduit et en Espagne José Maria Aznar, à la tête du Parti
populaire, va battre le PSOE.
Le souffle qui vient de l'Est
Au-delà
de ces résultats électoraux, le projet néo-libéral présente une
vitalité impressionnante. Son dynamisme n'est pas encore épuisé. La
vague de privatisations dans des pays jusqu'à maintenant relativement
réticents - tels que l'Autriche, l'Allemagne ou l'Italie - le démontre.
L'hégémonie
néo-libérale s'exprime aussi dans le comportement des partis et
gouvernements qui, formellement, se définissent comme opposants au
néo-libéralisme. Clinton, aux Etats-Unis, ne s'est-il pas fixé comme
première priorité la réduction du déficit budgétaire? Puis il adopte une
législation régressive et draconienne contre la dite délinquance, un
thème repris par la direction Tony Blair, nouveau dirigeant du Parti
travailliste britannique. Les initiatives de ces partis et gouvernements
sont dictées par des paramètres néo-libéraux, au moment même où la mise
en application de ce programme apparaît stérile au plan de la relance
économique et désastreuse au plan social.
Comment peut-on expliquer
ce second souffle néo-libéral dans les pays capitalistes avancés au
début des années 90? Un facteur explicatif essentiel de ce second
souffle est fourni par la chute, entre 1989 et 1991, du dit communisme
en Europe orientale et en Union soviétique. Ces événements se
développent exactement au moment où les limites du programme néo-libéral
dans les pays occidentaux commencent à apparaître de façon plus
tangible.
L'impact de cette "transformation" est d'autant plus fort
que la victoire de l'Occident dans la Guerre froide - victoire
sanctionnée par l'écroulement de "l'adversaire communiste" - n'a pas été
obtenue par un quelconque capitalisme, mais précisément par celui
politiquement dirigé au cours des années 80 par Reagan et Thatcher,
personnages emblématiques du néo-libéralisme. Dans la foulée, les
nouveaux architectes des économies post-communistes à l'Est - des
personnalités telles que le vice-premier ministre polonais Leszek
Balcerowicz, le ministre des finances puis premier ministre russe Egor
Gaïdar, ou Václav Klaus en Tchéquie - sont des disciples fermes et
convaincus de von Hayek et de Friedman. Ils méprisent totalement le
keynésianisme, l'Etat-providence, l'économie mixte et plus généralement
le modèle dominant du capitalisme d'Europe occidentale de la période
d'après-guerre. Ces dirigeants politiques préconisent et réalisent des
privatisations bien plus amples et rapides que celles mises en oeuvre
dans les pays occidentaux. L'inégalité explose de façon beaucoup plus
brutale que dans les pays de l'OCDE. Elle se traduit par une forte
paupérisation d'une majorité de la population.
Il n'y a pas de
néo-libéraux plus intransigeants dans le monde que les dits réformateurs
de l'Est. Václav Klaus n'a-t-il pas attaqué publiquement l'orthodoxe
président de la Réserve fédérale des Etats-Unis, Alan Greenspan,
l'accusant de faire preuve d'une faiblesse lamentable en matière de
politique monétaire? Dans un article publié par l'hebdomadaire de la
City londonienne The Economist, V. Klaus écrivait: "Le système social de
l'Europe occidentale est beaucoup trop prisonnier de règles et de
contrôles excessifs. L'Etat-providence, avec tous ses transferts de
paiements généreux non conditionnés par des critères ou par l'effort et
les mérites des personnes concernées, détruit les fondements moraux du
travail et le sentiment de responsabilité individuelle. Les
fonctionnaires sont trop protégés. Il faut dire que la révolution
thatchérienne, c'est-à-dire antikeynésienne et libérale, se trouve au
milieu du gué en Europe occidentale. Il est nécessaire de la conduire
sur l'autre rive."
Certes, ce type d'extrémisme néo-libéral, pour
influent qu'il soit dans les pays post-communistes, y a suscité des
réactions populaires. Ainsi, en septembre 1993, les anciens communistes
ont gagné les élections en Pologne. Il en alla de même en Hongrie en
1994 et en Lituanie.
Toutefois, dans la pratique, la politique des
gouvernements formés d'ex-communistes ne se distingue pas clairement de
celle de leurs adversaires néo-libéraux proclamés. La politique
déflationniste, le démantèlement des services publics, les
privatisations, le développement d'un secteur capitaliste lié à la
maffia, la polarisation sociale continuent. Le rythme est peut-être plus
lent, mais la direction reste la même. L'analogie avec la politique des
partis socialistes en Europe apparaît ici de manière éclatante. Dans
les deux cas, il s'agit d'une variante adoucie - au moins dans les
discours, mais pas toujours dans la pratique - du paradigme néo-libéral
commun à la droite et à la gauche officielle.
Les néo-libéraux
peuvent donc s'enorgueillir d'être à la tête d'une transformation
socio-économique gigantesque qui va perdurer des décennies.
Amérique latine: un laboratoire
L'impact
du triomphe néo-libéral en Europe de l'Est s'est fait sentir dans
d'autres parties du globe, particulièrement en Amérique latine. Elle est
la troisième grande région d'expérimentation des politiques
néo-libérales. De fait, même si certaines mesures de privatisations
massives ont été appliquées après celles initiées dans les pays de
l'OCDE ou dans certains pays de l'Europe de l'Est, le continent
latino-américain a été le témoin de la première expérience néo-libérale
appliquée de façon systématique.
Je me réfère ici au Chili sous la
dictature de Pinochet, après le coup d'Etat de septembre 1973. Ce régime
a le "mérite" d'avoir annoncé le démarrage du cycle néo-libéral dans la
phase historique présente. Le Chili de Pinochet a appliqué son
programme, immédiatement, sous des formes très dures: déréglementation,
chômage massif, répression antisyndicale, redistribution de la richesse
en faveur des riches, privatisation du secteur public... Tout cela a
commencé presqu'une décennie avant Thatcher. Au Chili, l'inspiration
théorique de l'expérience de Pinochet était plus directement
nord-américaine; Milton Friedman y était une référence plus directe que
l'autrichien von Hayek. Il convient de souligner que l'expérience
chilienne des années 70 a beaucoup intéressé des conseillers anglais de
Mme Thatcher. D'excellentes relations ont d'ailleurs été tissées entre
les deux régimes au cours des années 80. Le néo-libéralisme chilien,
bien entendu, présupposait l'abolition de la démocratie et la mise en
place d'une des dictatures cruelles de l'après-guerre.
La démocratie
en tant que telle - comme l'a sans cesse répété von Hayek - n'a jamais
été une valeur centrale du néo-libéralisme. La liberté et la démocratie,
expliquait-il, peuvent facilement devenir inconciliables si la majorité
démocratique décide d'interférer dans les droits inconditionnels de
chaque agent économique de disposer comme il l'entend de sa propriété et
de ses revenus. Dans ce sens, M. Friedman et A. von Hayek pouvaient
admirer l'expérience chilienne sans succomber à une incohérence d'ordre
théorique et sans faire de compromis avec leurs principes. Ils pouvaient
d'autant plus justifier leur admiration que l'économie chilienne a
connu un rythme de croissance relativement rapide sous le pouvoir de
Pinochet, à la différence des économies capitalistes des pays avancés
soumises à des programmes néo-libéraux. Ce rythme s'est d'ailleurs
poursuivi sous les régimes post-Pinochet qui ont appliqué pour
l'essentiel la même orientation économique.
Si le Chili représente
une expérience pilote pour le néo-libéralisme dans les pays de l'OCDE,
l'Amérique latine a aussi servi de terrain pour expérimenter des plans
qui seront appliqués à l'Est. Je fais allusion ici aux "réformes"
appliquées en Bolivie depuis 1985. Jeffrey Sachs, le jeune gourou
économiste américain, a mis au point son traitement de choc en Bolivie,
avant de le proposer en Pologne et en Russie. En Bolivie, l'imposition
du plan d'ajustement structurel ne nécessita pas l'écrasement d'un
mouvement ouvrier puissant comme ce fut le cas au Chili. Mettre fin à
l'hyperinflation était l'objectif premier déclaré. Le régime politique
qui appliqua le plan de Jeffrey Sachs ne prit pas la forme d'une
dictature. Il se situait dans l'héritage du parti populiste qui avait
dirigé la révolution de 1952.
Chili et Bolivie ont donc servi de
laboratoires aux expérimentations néo-libérales. Mais ce furent des
exceptions en Amérique latine jusqu'à la fin des années 80. Le virage
vers un néo-libéralisme profilé s'ammorce en 1988 au Mexique à l'arrivée
du président Carlos Salinas de Gortari. Il se prolonge avec l'élection
en 1989 de Carlos Menem en Argentine et avec le début de la seconde
présidence de Carlos Andrés Pérez au Venezuela la même année, puis,
enfin, avec l'élection d'Alberto Fujimori à la présidence du Pérou en
1990. Aucun de ces gouvernants n'a fait connaître à la population, avant
d'être élu, le contenu des politiques qu'il allait appliquer. Menem,
Pérez et Fujimori, au contraire, avaient promis exactement l'inverse des
mesures antipopulaires qu'ils appliqueront au cours des années 90.
Quant à Salinas, il est de notoriété publique qu'il n'aurait pas été élu
si le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) n'avait pas organisé
une fraude électorale massive.
Des quatre expériences, trois ont
connu un succès immédiat impressionnant contre l'hyperinflation -
Mexique, Argentine, Pérou - et une un échec (Venezuela). La différence
est importante. En effet, les conditions politiques nécessaires à une
déflation, à une déréglementation brutale, à la montée du chômage et aux
privatisations ont été fournies par l'existence d'exécutifs concentrant
un pouvoir écrasant. Cela a toujours existé au Mexique grâce au système
du parti unique, le PRI. Par contre, Menem et Fujimori ont dû innover
en instaurant des législations d'urgence, des réformes
constitutionnelles ou en montant des auto-coups d'Etat. Ce type
d'autoritarisme politique n'a pas pu être appliqué au Venezuela.
Il
serait toutefois risqué de conclure que seuls des régimes autoritaires
peuvent imposer des politiques néo-libérales en Amérique latine. Le cas
de la Bolivie où tous les gouvernements élus après 1985 - que ce soit
celui de Paz Zamora ou de Sanchez Losada - ont appliqué le même
programme démontre qu'une dictature en tant que telle n'est pas une
nécessité, même si des mesures de répression antipopulaires ont été
prises. L'expérience bolivienne fournit un enseignement:
l'hyperinflation offre un équivalent fonctionnel à ce que permet une
dictature militaire. En effet, l'hyperinflation - avec l'effet de
paupérisation qui en découle quotidiennement pour la très large majorité
de la population - peut servir à faire "accepter" des mesures brutales
de politique néo-libérale, en préservant des formes démocratiques, non
dictatoriales. En 1987, un économiste brésilien, membre d'une
institution financière internationale, admirateur de l'expérience
chilienne de Pinochet, confiait que le problème critique du Brésil à ce
moment-là, sous la présidence de Sarney, ne résidait pas dans un taux
d'inflation trop élevé, comme le diffusaient les fonctionnaires de la
Banque mondiale. Il prétendait que le taux d'inflation était trop bas et
disait ouvertement: espérons que les digues se rompent. Pourquoi? Sa
réponse était simple: au Brésil nous avons besoin d'une hyperinflation
pour créer les conditions qui poussent la population à accepter un
traitement déflationniste drastique nécessaire pour ce pays.
L'hyperinflation a commencé au Brésil et les conditions ont été réunies
pour initier un programme néo-libéral, sans instruments dictatoriaux...
Une véritable hégémonie
Le
cours néo-libéral a atteint l'Asie. L'économie indienne est soumise à
un vaste plan d'ajustement structurel. La région du capitalisme mondial
qui a connu le plus de succès au cours de ces vingt dernières années est
aussi celle où le néo-libéralisme n'a pas eu cours. Il s'agit
d'économies telles que celles de la Corée du Sud, de Taïwan, de
Singapour, de la Malaisie... Durant combien de temps ces pays
resteront-ils hors d'une influence directe du néo-libéralisme? Leur
modèle va-t-il entrer en crise et créer les conditions favorables à une
offensive néo-libérale?
Nous nous limiterons pour l'heure à
constater que le courant politico-idéologique néo-libéral possède une
dimension véritablement mondiale, comme le capitalisme n'en a jamais
produit dans le passé. Il s'agit d'un corps de doctrines cohérent,
militant, visant de façon lucide à changer le monde avec une ambition de
transformation structurelle à une échelle internationale. De ce point
de vue, il ressemble plus au vieux mouvement communiste qu'au
libéralisme éclectique et mou du siècle passé.
Dès lors, tout bilan
du néo-libéralisme ne peut être que provisoire. C'est un mouvement
encore inachevé. Pour l'instant, il est possible d'émettre un jugement
en se limitant à l'examen de sa mise en oeuvre, durant un peu plus de
quinze ans, dans les pays les plus riches du monde, seule région où ses
fruits, pourrait-on dire, apparaissent mûrs. Ainsi, au plan économique,
on peut prétendre que le néo-libéralisme a échoué. Il n'a pas réussi à
susciter une relance du capitalisme avancé. Au plan social, en revanche,
il a atteint beaucoup de ses buts en créant des sociétés clairement
plus inégalitaires bien que moins désétatisées qu'il ne le voulait.
Néanmoins, aux plans politique et idéologique, il a marqué bien plus de
points que ses fondateurs n'auraient osé le rêver, en disséminant l'idée
simple qu'il n'y a pas d'alternative à ses principes et que tout le
monde, partisans ou opposants, doit s'adapter à ses normes.
Depuis
le début du siècle, aucun système d'idées n'a imposé sa prédominance de
manière aussi complète que le néo-libéralisme actuel. Il est justifié de
parler d'hégémonie, même si, naturellement, des millions de personnes
ne croient pas en ses recettes et résistent aux régimes qui les
appliquent. La tâche de ses opposants est d'offrir d'autres orientations
et de préparer d'autres régimes politiques. Mais il est difficile de
prévoir quand et d'où vont surgir ces alternatives. Historiquement, le
moment du retournement d'une vague de ce genre surprend toujours.
Trois leçons données par le néo-libéralisme
De
façon délibérée, j'ai mis l'accent sur la force, aussi bien
intellectuelle que politique, du néo-libéralisme, c'est-à-dire sur son
énergie et sur son intransigeance théorique, sur son dynamisme
stratégique qui pour l'heure n'est pas épuisé. Je crois qu'il est
nécessaire de mettre en relief ces traits si nous voulons y répondre
efficacement à court et long termes. Il est dangereux d'avoir l'illusion
que le néo-libéralisme est un phénomène fragile ou anachronique. Il
continue à être une menace active et puissante aussi bien en Europe, en
Amérique latine que dans d'autres parties du monde. C'est un adversaire
redoutable qui a obtenu de nombreuses victoires au cours des dernières
années, même s'il n'est pas invincible.
Si nous tentons de dégager
les perspectives qui pourraient émerger au-delà du néo-libéralisme
actuel, si nous cherchons à nous orienter dans la lutte idéologique,
politique, culturelle contre le néo-libéralisme, nous ne devons pas
oublier trois leçons essentielles que lui-même nous offre.
1. Ne pas
craindre d'être contre le courant politique dominant à une certaine
époque. Von Hayek, Friedman et ses amis ont eu le "mérite" - mérite aux
yeux de tout bourgeois intelligent aujourd'hui - de réaliser une
critique radicale de la situation socio-institutionnelle et économique
dominante à un moment où effectuer cette critique était tout à fait
impopulaire. Ils ont pourtant persévéré dans une position d'opposition
marginale durant une longue période alors que la "sagesse" et la
"science" reconnues les traitaient comme des excentriques, pour ne pas
dire des fous. Ils l'ont fait jusqu'au moment où les conditions
historiques ont changé et où sont apparues les possibilités politiques
de concrétiser leur programme.
2. Ne pas transiger avec les idées,
ne pas accepter d'édulcorer les principes. Les théories néo-libérales
ont été extrêmes et marquées par leur manque de modération. Elles
étaient iconoclastes pour les bien-pensants de l'époque. Toutefois,
elles n'ont pas perdu de leur efficacité. Au contraire, ce sont
précisément le radicalisme et la fermeté intellectuelle du programme
néo-libéral qui lui ont assuré une vie aussi vigoureuse et une influence
si écrasante. Le néo-libéralisme est à l'opposé d'une pensée faible,
pour utiliser une terminologie à la mode inventée par quelques courants
post-modernistes prêts à avaler des théories éclectiques.
Qu'aucun
régime politique n'ait réalisé dans sa totalité le projet néo-libéral
n'est pas une preuve de son inefficacité pratique. Au contraire, c'est
précisément parce que la théorie néo-libérale est si intransigeante que
les gouvernements de droite ont pu appliquer des politiques aussi
drastiques. La théorie néo-libérale fournit, dans ses fondements mêmes,
une espèce de programme maximum dans lequel les gouvernements peuvent
choisir les éléments les plus adaptés aux circonstances conjoncturelles
et même au contexte institutionnel. Le maximalisme néo-libéral, dans ce
sens, est hautement fonctionnel. Il fournit un répertoire très large de
mesures radicales, possibles à appliquer et taillées pour les
circonstances. En même temps, il fait la démonstration de la portée très
large de son idéologie, de sa capacité à embrasser tous les aspects de
la société et à fonctionner comme vecteur d'une vision hégémonique du
monde.
3. N'accepter comme immuable aucune institution établie.
Lorsque le néo-libéralisme était un courant déprécié et marginal, au
cours des années 50 et 60, il apparaissait inconcevable dans les cercles
bourgeois dominants de cette époque de créer un chômage à hauteur de 40
millions de personnes dans les pays riches sans provoquer des
explosions sociales. Il apparaissait impensable de pouvoir dire
ouvertement que la redistribution des revenus des pauvres vers les
riches devait se faire au nom de la valeur positive que véhicule
l'inégalité pour la dynamique d'une société. Il apparaissait tout aussi
inconcevablbe de privatiser non seulement le pétrole, mais aussi l'eau,
les postes, les hôpitaux, les écoles et même les prisons.
Pourtant,
comme nous le savons, tout cela s'est avéré réalisable lorsque la
corrélation de forces sociales et politiques a changé au cours de la
longue période de récession. Le message des néo-libéraux a électrisé en
quelque sorte les sociétés capitalistes. Aucune institution aussi sacrée
ou familière qu'elle soit n'est en principe intouchable. Le paysage
institutionnel est beaucoup plus malléable que ce que l'on croit.
Au-delà du néo-libéralisme
Une
fois rappelées les leçons que l'on peut tirer de l'expérience
néo-libérale, comment envisager son dépassement? Quels seront les
éléments d'une politique capable de faire place nette? Le thème est
d'envergure. J'indiquerai ici seulement trois éléments d'un possible
post-néo-libéralisme.
1. Les valeurs. Il est nécessaire de mener une
attaque solide et agressive sur le terrain des valeurs en mettant en
relief le principe de l'égalité comme un critère central pour toute
société véritablement libre. Égalité ne signifie par uniformité comme
l'affirment les néo-libéraux, mais, au contraire, la seule authentique
diversité.
La formule de Marx conserve toute sa force pluraliste:
"...quand, avec le développement universel des individus, les forces
productives se seront accrues et que toutes les sources de la richesse
coopérative jailliront avec abondance, alors seulement on pourra
s'évader définitivement de l'horizon borné du droit bourgeois, et la
société pourra écrire sur ses bannières: de chacun selon ses capacités à
chacun selon ses besoins!". La différence entre les exigences, les
tempéraments, les talents des personnes est expressément inscrite dans
cette conception classique d'une société égalitaire et juste.
Qu'est-ce
que cela peut signifier aujourd'hui? C'est une égalisation des
possibilités réelles de chaque citoyen et citoyenne de vivre une vie
selon le modèle choisi, sans les carences et les désavantages provoqués
par les privilèges des autres. Cette égalisation commence bien entendu
par les chances égales d'accès à la santé, à l'éducation, à l'habitat et
au travail. Dans chacun de ces domaines, il n'y a aucune possibilité
que le marché puisse assurer ne serait-ce que le minimum des exigences
d'accès universel à ces biens indispensables. Seule une autorité
publique peut garantir l'accès universel à des soins de qualité, le
développement des connaissances et de la culture et l'assurance d'un
emploi ainsi que d'une protection sociale pour tous.
Dans ce sens,
il faut absolument défendre le principe de l'Etat-providence. Toutefois,
il ne faut pas seulement défendre les acquis mais étendre le réseau de
protection sociale, en ne confiant pas obligatoirement sa gestion à un État centralisé. Pour atteindre cet objectif, il est nécessaire de
mettre en place un système fiscal différent de celui en vigueur
aujourd'hui aussi bien dans les pays développés que dans les "pays en
voie de développement". Le scandale financier et moral du système fiscal
dans des pays comme le Brésil, l'Argentine ou le Mexique est connu.
Mais l'évasion fiscale pratiquée par les secteurs sociaux fortunés n'est
pas un phénomène propre aux pays dits du tiers monde. Il est aussi et
toujours plus le fait des couches privilégiées des pays du dit premier
monde. S'il n'est pas toujours judicieux d'attribuer la fourniture des
services publics à un État centralisé, l'obtention des ressources
nécessaires à ces services doit rester une fonction de cet État. Pour
cela, il faut un Etat capable de rompre les résistances des privilégiés
et de bloquer la fuite des capitaux que suscitera toute réforme fiscale.
Un discours anti-étatiste qui ignore cette nécessité est démagogique.
2.
La propriété. La prouesse historique principale du néo-libéralisme
réside certainement dans la privatisation des industries et des services
de l’État. Sur ce terrain, la croisade antisocialiste a atteint son
objectif. Paradoxalement, en se lançant dans de tels projets ambitieux
de privatisations, il a fallu inventer de nouveaux types de propriété
privée. On peut citer, par exemple, la distribution gratuite de bons en
Tchéquie ou en Russie aux citoyens, leur donnant un droit à l'obtention
d'actions dans de nouvelles entreprises privées. Ces opérations vont
être et sont déjà une farce. Les actions distribuées de façon équitable
sont en effet acquises par des spéculateurs étrangers ou des maffieux
locaux. Toutefois, ce que ces opérations démontrent, c'est qu'il
n'existe aucune immutabilité de la forme traditionnelle de la propriété
bourgeoise telle qu'elle existe dans nos pays. De nouvelles formes de
propriété populaire peuvent donc être inventées, formes qui séparent les
fonctions liées à la concentration rigide des pouvoirs dans
l'entreprise capitaliste type.
Il existe actuellement, dans la
gauche, une discussion nourrie au sein des pays occidentaux sur ce thème
des nouvelles formes de propriété populaire. Mais cette thématique ne
se limite pas aux pays développés, elle existe aussi dans des pays comme
la Chine ou dans des pays du tiers monde.
3. La démocratie. Le
néo-libéralisme a l'audace d'affirmer ouvertement: la démocratie
représentative que nous avons n'est pas une valeur suprême; au
contraire, elle est un instrument intrinsèquement inadéquat qui peut
facilement devenir excessif et qui de fait le devient. Le message
néo-libéral provocateur est: nous avons besoin de moins de démocratie.
De là, par exemple, leur insistance sur l'importance d'une banque
centrale juridiquement et totalement indépendante de quelque
gouvernement que ce soit ou encore sur l'interdiction de tout déficit
budgétaire inscrite dans la constitution.
Ici, nous devons aussi
prendre et inverser cette leçon "émancipatrice". La démocratie que nous
avons - pour autant que nous l'ayons - n'est pas une idole à adorer
comme si elle représentait la perfection ultime de la liberté humaine.
C'est une forme provisoire et défectueuse qui peut être remodelée. La
direction du changement devrait être à l'opposé de celle indiquée par le
néo-libéralisme. Nous avons besoin de plus de démocratie. Cela ne
signifie pas - et la chose doit être claire - une supposée
simplification du système électoral, en abolissant le système
proportionnel en faveur de mécanismes majoritaires. De même, plus de
démocratie ne signifie pas conserver ou renforcer le présidentialisme.
Une
démocratie approfondie exige des élaborations dans les différents
domaines de la démocratie directe, semi-directe. Elle exige une
démocratisation des moyens de communication dont la concentration dans
les mains de groupes capitalistes très puissants est incompatible avec
une quelconque justice électorale ou souveraineté démocratique réelle...
En
d'autres termes, ces trois thèmes peuvent être traduits dans un
vocabulaire classique. Ce sont les trois formes nécessaires modernes de
la liberté, de l'égalité - nous ne dirons pas fraternité, car le terme
est connoté de façon sexiste - et de la solidarité. Pour concrétiser ces
options, nous avons besoin d'une attitude sûre, agressive, disons pas
moins allégrement féroce que ne le fut le néo-libéralisme à ses
origines. Un jour peut-être, on appellera cela le néo-socialisme.
*
Perry Anderson enseigne à l'Université de Californie Los Angeles
(UCLA).
Il est l'auteur de très nombreux ouvrages couvrant de nombreux
domaines.
Nous citerons quelques-uns de ses livres traduits en français:
Les passages de l'antiquité au féodalisme, Paris, 1977;
L’État
absolutiste, ses origines et ses voies, Paris, 1978;
Sur Gramsci, Paris,
1978.
Il a animé dès 1962 une revue qui s'est imposée au plan
intellectuel dans le monde anglo-saxon, The New Left Review, publiée à
Londres.
Il a récemment publié A Zone of Engagement, Verso, 1992
(analyse d'intellectuels contemporains tels que Isaiah Berlin, Fernand
Braudel, etc.), Mapping the West European Left (ed.), Verso, 1994.
Ce
texte sur le néo-libéralisme reproduit une conférence donnée à la
Faculté des Sciences sociales de l'Université de Buenos Aires, en
Argentine.
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