Le clivage droite/gauche est-il encore d'actualité?

Il est de bon ton aujourd’hui d’affirmer que le clivage gauche/droite est dépassé, obsolète. Qu’est-ce donc que cette vision manichéenne de la société?

Les mots n'auraient pas été galvaudés par les socialistes eux-mêmes, le clivage gauche/droite refléterait clairement l'opposition traditionnelle dominés/dominants et les premiers sauraient de quel côté se tourner.

Historique:


Cette bipolarité, formalisée en France lors d’un vote de l’Assemblée Nationale en 1789, s’est étendue au XIXème siècle à l’Europe et à l’Amérique du Sud puis, au XXème siècle, aux pays décolonisés. Même la culture politique britannique, pourtant antérieure et d’origine différente, s’est laissée influencer en abandonnant le clivage libéraux/ conservateurs (Whig/Tory) au profit de l’opposition conservateurs/travaillistes.

Force est de constater que cette représentation du paysage politique, toute approximative et caricaturale qu’elle soit, correspond à une intuition largement répandue qui perçoit clairement un conflit d’intérêt entre dominants et dominés, catégories qui ont évolué avec le temps comme en témoigne la mutation en Grande-Bretagne ci-avant évoquée ou, en France et ailleurs, la rivalité bourgeoisie/aristocratie elle aussi propre à son époque. C’est dans le sillage de cette intuition que Marx et Engels ouvriront le Manifeste du Parti Communiste par cette phrase: « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes ».

Si cette lutte des classes a pris selon les époques bien des visages, celle d’aujourd’hui revêt une forme particulière héritée de l’apparition de l’individu moderne. Clairement revendiqué à compter du XVème siècle, l’individualisme riposte au « communautarisme », aux traditions et appartenances collectives du Moyen-Âge, véritable chape de plomb étouffant jusqu’alors toute expression d’individualité. La démarche est légitime, l’évolution salvatrice, la Renaissance, les Lumières et les Droits de l’Homme en découleront; mais avec eux une nouvelle classe dominante, le libéralisme bourgeois, la domination du capital sur le travail, la prolétarisation des masses, etc…
C’est de cet individualisme dont les libéraux se réclament. En témoignent les propos d’Adam Smith, père fondateur de leur école: « Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il (l’homme) travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler », phénomène qu’il illustre par la métaphore de la « main invisible » donnant à sa thèse un parfum religieux fort opportun.

Aujourd'hui:


Choisi ton bord Camarade, je t'ai à l’œil !...
Le clivage gauche/droite n’est donc pas qu’une simple facilité de langage, qu'une banale vue de l’esprit ou qu'un obscur fond de commerce pour politicien opportuniste, il correspond à un choix réel et profond de société. L’être humain, comme tout animal social, se doit de gérer simultanément ses intérêts individuels et collectifs. Ces deux niveaux sont corrélés et partagent en général les mêmes objectifs mais, lorsqu’il y a conflit entre eux, la droite, suivant la logique d’Adam Smith, privilégiera l’individu au nom d’une liberté, d’un égocentrisme prétendus bénéfiques à tous, la gauche pour sa part favorisera la société qu’elle estime inhérente à notre condition, à notre espèce. En fait, en cas de conflit d’intérêt entre individu et collectivité, un choix est à faire : privilégier l’un ou l’autre, il n’y a pas d’autre alternative. C’est à ce constat que le réformisme propre à la sociale démocratie ne résiste pas. Le libéralisme porte en ses gènes la primauté de l'individu, il est sur ce point fondamental irréformable.

Aujourd’hui le libéralisme, principale composante de la droite, a failli ; faudrait-il pour autant « brider » l’individu? Une lecture rapide de Marx pourrait laisser croire que celui-ci favoriserait cette option, et pourtant… N’est-ce pas lui qui qualifiait de « vulgaire » le communisme qui promeut « le nivellement des êtres humains » en « niant partout la personnalité de l’homme » (Manuscrits de 1844)? Il faut se méfier des analyses idéologiques, celle de Marx a souvent été déformée par une lecture plus marxiste que marxienne, ainsi que par une caricature partiale de ses opposants, toutes deux enclines à mettre en exergue l’approche exclusivement collectiviste.

Oui mais !...


Il faut aussi se méfier des habitudes de pensée qui s’installent parfois dans une fausse évidence et abusent ainsi la raison. La formule « clivage droite/gauche » est facilement préhensible par tout un chacun dans le cadre de la lutte des classes mais est-elle vraiment pertinente?... Bien entendu il ne s’agit pas ici de reprendre les arguments de droite qui prétendent que la gauche n’existe plus, que le libéralisme est la fin de l’histoire.

Au regard de la lutte des classes ce clivage est limpide : deux classes s’affrontent au motif d’intérêts contradictoires. L’approche est sociologique comme l’est d’ailleurs toute la conception matérialiste de l’histoire. Mais, et voici le « mais », n’est-il pas encore plus important de comprendre le « pourquoi » de ces classes plutôt que le « comment » ?...

Ainsi que développé plus haut nous savons que l’espèce sociale qu’est l’être humain a deux intérêts à défendre de front : l’individuel et le collectif. Cette dualité évidente s’accorde naturellement au clivage droite/gauche en ceci que la droite est plutôt individualiste et la gauche socialiste, au sens premier du terme. Une différence fondamentale sépare toutefois ces deux approches : le clivage droite/gauche suggère un affrontement,  la dualité individu/société un équilibre. Voila qui comblerait les bonnes âmes centristes…

Il n’est évidemment pas question ici de minimiser et encore moins de réfuter la contradiction des classes et donc la lutte légitime qui en résulte,  celle-ci reste entière et relève de l’organisation de la société, de la sociologie, la dualité d’intérêt relève quant à elle de la condition humaine, de l’anthropologie. En d’autres termes nous pouvons considérer que les classes ont été engendrées par le ratio des valeurs individuelles et collectives adopté par tout un chacun, les uns privilégiant l’individu et/ou ses groupes d’appartenance - le communautarisme d'extrême droite n'étant qu'une variante de l'individualisme - les autres la collectivité au sens le plus large.


Endeumo: 

Historique, le clivage droite/gauche correspond à une intuition largement répandue percevant l'opposition de deux classes via la dialectique individu/société transformée en conflit par le libéralisme.

janvier 2012

Et plus:



Pourquoi le socialisme ? 
Albert Einstein  
Ecrit en 1949 pour la Monthly Review (USA) 

Pour Albert Einstein le rapport entre individu et société constitue l'essence de la crise de notre temps. Si cette relation particulière semble propre à notre époque où la dichotomie des classes est largement reconnue (ces classes défendant qui l'individu, qui la société... d'individus), n'est-elle pas néanmoins à la base de tout questionnement politique, de toute velléité de gestion de la cité?...   


Considérons d’abord la question au point de vue de la connaissance scienti-fique. Il pourrait paraître qu’il n’y ait pas de différences méthodologiques essentielles entre l’astronomie, par exemple, et l’économie : les savants dans les deux domaines essaient de découvrir les lois généralement acceptables d’un groupe déterminé de phénomènes, afin de rendre intelligibles, d’une manière aussi claire que possible, les relations réciproques existant entre eux. Mais en réalité de telles différences existent. La découverte de lois générales en économie est rendue difficile par la circonstance que les phénomènes économiques observés sont souvent influencés par beaucoup de facteurs qu’il est très difficile d’évaluer séparément. En outre, l’expérience accumulée depuis le commencement de la période de l’histoire humaine soi-disant civilisée a été — comme on le sait bien — largement influencée et délimitée par des causes qui n’ont nullement un caractère exclusivement économique. Par exemple, la plupart des grands États dans l’histoire doivent leur existence aux conquêtes. Les peuples conquérants se sont établis, légalement et économiquement, comme classe privilégiée du pays conquis. Ils se sont attribués le monopole de la terre et ont créé un corps de prêtres choisis dans leur propre rang. Les prêtres, qui contrôlèrent l’éducation, érigèrent la division de la société en classes en une institution permanente et créèrent un système de valeurs par lequel le peuple fut dès lors, en grande partie inconsciemment, guidé dans son comportement social.

Mais la tradition historique date pour ainsi dire d’hier ; nulle part nous n’avons dépassé ce que Thorstein Veblen appelait "la phase de rapine" du dévelop-pement humain. Les faits économiques qu’on peut observer appartiennent à cette phase et les lois que nous pouvons en déduire ne sont pas applicables à d’autres phases. Puisque le but réel du socialisme est de dépasser la phase de rapine du développement humain et d’aller en avant, la science économique dans son état actuel peut projeter peu de lumière sur la société socialiste de l’avenir.

En second lieu, le socialisme est orienté vers un but éthico-social. Mais la science ne peut pas créer des buts, encore moins peut-elle les faire pénétrer dans les êtres humains ; la science peut tout au plus fournir les moyens par lesquels certains buts peuvent être atteints. Mais les buts mêmes sont conçus par des personnalités animées d’un idéal moral élevé et — si ces buts ne sont pas mort-nés, mais vivants et vigoureux — sont adoptés et portés en avant par ces innombrables êtres humains qui, à demi inconscients, déterminent la lente évolution de la société.

Pour ces raisons nous devrions prendre garde de ne pas surestimer la science et les méthodes scientifiques quand il s’agit de problèmes humains ; et nous ne devrions pas admettre que les spécialistes soient les seuls qui aient le droit de s’exprimer sur des questions qui touchent à l’organisation de la société.

D’innombrables voix ont affirmé, il n’y a pas longtemps, que la société humaine traverse une crise, que sa stabilité a été gravement troublée. Il est caractéristique d’une telle situation que des individus manifestent de l’indifférence ou, même, prennent une attitude hostile à l’égard du groupe, petit ou grand, auquel ils appartiennent. Pour illustrer mon opinion je veux évoquer ici une expérience personnelle. J’ai récemment discuté avec un homme intelligent et d’un bon naturel sur la menace d’une autre guerre, qui, à mon avis, mettrait sérieusement en danger l’existence de l’humanité, et je faisais remarquer que seule une organisation supranationale offrirait une protection contre ce danger. Là-dessus mon visiteur me dit tranquillement et froidement : "Pourquoi êtes-vous si sérieusement opposé à la disparition de la race humaine ?"

Je suis sûr que, il y a un siècle, personne n’aurait si légèrement fait une affirmation de ce genre. C’est l’affirmation d’un homme qui a vainement fait des efforts pour établir un équilibre dans son intérieur et qui a plus ou moins perdu l’espoir de réussir. C’est l’expression d’une solitude et d’un isolement pénibles dont tant de gens souffrent de nos jours. Quelle en est la cause ? Y a-t-il un moyen d’en sortir ?

Il est facile de soulever des questions pareilles, mais il est difficile d’y répondre avec tant soit peu de certitude. Je vais néanmoins essayer de le faire dans la mesure de mes forces, bien que je me rende parfaitement compte que nos sentiments et nos tendances sont souvent contradictoires et obscurs et qu’ils ne peuvent pas être exprimés dans des formules aisées et simples.

L’homme est en même temps un être solitaire et un être social. Comme être solitaire il s’efforce de protéger sa propre existence et celle des êtres qui lui sont le plus proches, de satisfaire ses désirs personnels et de développer ses facultés innées. Comme être social il cherche à gagner l’approbation et l’affection de ses semblables, de partager leurs plaisirs, de les consoler dans leurs tristesses et d’améliorer leurs conditions de vie. C’est seulement l’existence de ces tendances variées, souvent contradictoires, qui explique le caractère particulier d’un homme, et leur combinaison spécifique détermine dans quelle mesure un individu peut établir son équilibre intérieur et contribuer au bien-être de la société. Il est fort possible que la force relative de ces deux tendances soit, dans son fond, fixée par l’hérédité. Mais la personnalité qui finalement apparaît est largement formée par le milieu où elle se trouve par hasard pendant son développement, par la structure de la société dans laquelle elle grandit, par la tradition de cette société et son appréciation de certains genres de comportement. Le concept abstrait de "société" signifie pour l’individu humain la somme totale de ses relations, directes et indirectes, avec ses contemporains et les générations passées. Il est capable de penser, de sentir, de lutter et de travailler par lui-même, mais il dépend tellement de la société — dans son existence physique, intellectuelle et émotionnelle — qu’il est impossible de penser à lui ou de le comprendre en dehors du cadre de la société. C’est la "société" qui fournit à l’homme la nourriture, les vêtements, l’habitation, les instruments de travail, le langage, les formes de la pensée et la plus grande partie du contenu de la pensée ; sa vie est rendue possible par le labeur et les talents de millions d’individus du passé et du présent, qui se cachent sous ce petit mot de "société".

Il est, par conséquent, évident que la dépendance de l’individu de la société est un fait naturel qui ne peut pas être supprimé — exactement comme dans le cas des fourmis et des abeilles. Cependant, tandis que tout le processus de la vie des fourmis et des abeilles est fixé, jusque dans ses infimes détails, par des instincts héréditaires rigides, le modèle social et les relations réciproques entre les êtres humains sont très variables et susceptibles de changement. La mémoire, la capacité de faire de nouvelles combinaisons, le don de communication orale ont rendu possibles des développements parmi les êtres humains qui ne sont pas dictés par des nécessités biologiques. De tels développements se manifestent dans les traditions, dans les institutions, dans les organisations, dans la littérature, dans la science, dans les réalisations de l’ingénieur et dans les œuvres d’art. Ceci explique comment il arrive que l’homme peut, dans un certain sens, influencer sa vie par sa propre conduite et comment, dans ce processus, la pensée et le désir conscients peuvent jouer un rôle.

L’homme possède à sa naissance, par hérédité, une constitution biologique que nous devons considérer comme fixe et immuable, y compris les impulsions naturelles qui caractérisent l’espèce humaine. De plus, pendant sa vie il acquiert une constitution culturelle qu’il reçoit de la société par la communication et par beaucoup d’autres moyens d’influence. C’est cette constitution culturelle qui, dans le cours du temps, est sujette au changement et qui détermine, à un très haut degré, les rapports entre l’individu et la société. L’anthropologie moderne nous a appris, par l’investigation des soi-disant cultures primitives, que le comportement social des êtres humains peut présenter de grandes différences, étant donné qu’il dépend des modèles de culture dominants et des types d’organisation qui prédominent dans la société. C’est là-dessus que doivent fonder leurs espérances tous ceux qui s’efforcent d’améliorer le sort de l’homme : les êtres humains ne sont pas, par suite de leur constitution biologique, condamnés à se détruire mutuellement ou à être à la merci d’un sort cruel qu’ils s’infligent eux-mêmes.

Si nous nous demandons comment la structure de la société et l’attitude culturelle de l’homme devraient être changées pour rendre la vie humaine aussi satisfaisante que possible, nous devons constamment tenir compte du fait qu’il y a certaines conditions que nous ne sommes pas capables de modifier. Comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, la nature biologique de l’homme n’est point, pour tous les buts pratiques, sujette au changement. De plus, les développements technologiques et démographiques de ces derniers siècles ont créé des conditions qui doivent continuer. Chez des populations relativement denses, qui possèdent les biens indispensables à leur existence, une extrême division du travail et une organisation de production très centralisée sont absolument nécessaires. Le temps, qui, vu de loin, paraît si idyllique, a pour toujours disparu où des individus ou des groupes relativement petits pouvaient se suffire complètement à eux-mêmes. On n’exagère pas beaucoup en disant que l’humanité constitue à présent une communauté planétaire de production et de consommation.

Je suis maintenant arrivé au point où je peux indiquer brièvement ce qui constitue pour moi l’essence de la crise de notre temps. Il s’agit du rapport entre l’individu et la société. L’individu est devenu plus conscient que jamais de sa dépendance de la société. Mais il n’éprouve pas cette dépendance comme un bien positif, comme une attache organique, comme une force protectrice, mais plutôt comme une menace pour ses droits naturels, ou même pour son existence économique. En outre, sa position sociale est telle que les tendances égoïstes de son être sont constamment mises en avant, tandis que ses tendances sociales qui, par nature, sont plus faibles, se dégradent progressivement. Tous les êtres humains, quelle que soit leur position sociale, souffrent de ce processus de dégradation. Prisonniers sans le savoir de leur propre égoïsme, ils se sentent en état d’insécurité, isolés et privés de la naïve, simple et pure joie de vivre. L’homme ne peut trouver de sens à la vie, qui est brève et périlleuse, qu’en se dévouant à la société.

Original en anglais : www.monthlyreview.org



Sondage CSA
effectué du 27 au 30/10/2014



Si la fiabilité des sondages est loin d'être avérée, d'autant lorsque c'est un site partisan tel qu'atlantico qui commande et commente celui dont il est question ici, il est toujours intéressant de voir comment un échantillon représentatif de la population répond à certaines questions, même si ces dernières sont parfois biaisées.  


28% des français se disent à gauche, 28 à droite, 14 au centre et 30 nulle part.

Les résultats d'un sondage CSA exclusif pour Atlantico viennent mettre à mal l'adage selon lequel "gauche et droite, ça ne veut plus rien dire". Bien au contraire, le sentiment d'appartenance politique reste un marqueur fort de l'identité des individus au sein de la société.
Les résultats de ce sondage l’attestent : une très large majorité de Français se retrouve sur l’axe gauche-droite traditionnel. De plus, se dire de gauche, du centre ou de droite, voire très à gauche ou très à droite, renvoie à des attitudes et valeurs bien distinctes à l’échelle des individus, quand bien même le poids des idéologies a considérablement diminué au cours des dernières décennies.






http://www.atlantico.fr/decryptage/28-francais-se-disent-gauche-28-droite-14-au-centre-et-30-nulle-part-yves-marie-cann-csa-1838388.html#jPbs2SYtxl3BDaAJ.99